Cirque Nocturne : troisième partie

Comme dit précédemment, la deuxième partie est en fait l'introduction postée plus tôt. Les différentes parties de l'histoire du Cirque sont indépendantes les unes des autres, d'où le nom de 'parties' et non de 'chapitres'.
Entre chaque partie est présenté un membre de la troupe. Je posterai sans doute ces présentations dans un post à part, afin de ne pas surcharger ceux de l'histoire.

III. Coulisses
Lueurs du jour

Lorsque le soleil se lève, le Cirque nocturne ferme doucement ses portes et plonge dans le sommeil. Un repos éphémère de quelques heures après lesquelles l’effervescence reprendra de plus belle, c’est le rituel quotidien de ceux vivant dans ce monde si différent de celui des créatures diurnes.

La piste est déjà vide et tous ont regagné leurs cages, leurs loges ou quelque endroit dans lequel ils passent ce court temps libre.
Comme chaque matin, la Dompteuse a détaché le garçon ailé et l’a aidé à s’allonger et profiter du repos sans souffrir du poids de ses ailes. Elle a laissé le Clown s’occuper des siamoises qu’il a pris l’habitude de saluer avant de sortir profiter de la lumière solaire qu’il est l’un des rares à voir, et en a profité pour nourrir les oiseaux et refermer la porte de leur cage.
L’enfant s’est finalement endormie, recroquevillée sur elle-même à même le sol de sa cellule et gardant jalousement au creux de ses bras l’étoffe d’un costume de la Dompteuse déchiré lors d’un de ses accès de colère.

Mademoiselle a disparu sans prévenir comme à son habitude, et la Dompteuse surveille d’un œil paresseux les dernières allées et venues des couche-tard. Ceux qui veulent ou doivent encore s’exercer sont partis de leur côté et il n’y a bientôt plus personne à surveiller, plus aucun mouvement à part ceux, répétitifs et inlassables, de la lanceuse de poignards aux yeux rivés sur sa cible.

« Ma belle, il est l’heure. » prononce à ses côtés une voix sans corps.

Derrière elle apparaît de nulle part le jongleur, qui pose une de ses mains sombres sur son épaule. Ce seul geste semble suffisant pour l’immobiliser et le dernier poignard dans sa main rejoint le sol au lieu de la cible. Le masque blanc du jongleur devient un sourire en direction de la Dompteuse impassible qui ne les quitte pas des yeux ; puis il conduit la jeune femme spectrale hors de la piste et la guide jusqu’à la cage glacée du cracheur de feu comme l’on guiderait un aveugle, avec mille précautions et autant de mots doux.
Le favori de Mademoiselle s’impatiente derrière ses barreaux froids. Il ne peut dormir ni se calmer sans cette pâle et silencieuse compagnie. C’est lui qui l’a tirée autrefois de la mort – il a ses droits sur elle. Peut-être est-ce juste de l’affection. Un amour à la fois brutal et sincère.
Comme chaque matin, son regard transperce le jongleur lorsqu’il apparaît dans son champ de vision sans doute par jalousie à cause de ses mains tenant celles de la lanceuse ; mais une fois que celle-ci a franchi la porte et s’allonge à ses côtés, plus personne n’existe en dehors d'eux et le monstre devient humain. Plus de feu autour de lui, ni même d’aura menaçante.
Ses mains qui d’ordinaire ressemblent aux serres d’un rapace se font caresses à son contact, patientes et protectrices, sa bouche ne crache plus de flammes colériques mais d’inaudibles murmures tandis qu’avec la plus grande douceur elle parcourt la gorge décharnée autour de laquelle est nouée une corde noircie. Son corps irradie de chaleur au point de leur faire oublier la glace autour d’eux.
Le regard sans vie de la lanceuse s’éclaire une seconde lorsqu’il croise celui du favori, puis disparaît sous ses paupières blanches. Ils s’endorment lovés l’un contre l’autre dans une chaleur irréelle.

Le jongleur a rejoint la piste en fredonnant. Il pousse un soupir amusé à l’attention de la Dompteuse.

« Eh bien. Je me demande quand ces deux-là nous feront des petits. »

La géante a une expression de dégoût, juste le temps d’un battement de cils.

« Des existences qui n’auraient pas lieu d’être. »

« Oh ? Et de quoi est rempli ce cirque, si ce n’est d’existences qui n’ont pas lieu d’être ? »

Elle hoche la tête. Le masque du jongleur est devenu un visage hilare.

« Justement. Il y en a déjà suffisamment ici. »

« Ma Tour d’ivoire, je ne t’imaginais pas si intolérante envers tes semblables. »

« Stupidité. Je ne connais pas l’intolérance ; je dis juste ce qui est. »

« Et s’ils le désirent ? » il s’interrompt, puis se corrige, « Et si Elle le désire ? »

« Elle est la seule à décider ici. Nos désirs ne comptent pas. »

« Le tien non plus alors. »

« Je n’ai pas dit qu’il comptait davantage. »

« C’est vrai. »

Elle s’impatiente. La présence du jongleur l’incommode et il en est parfaitement conscient, sans quoi il ne serait pas ici. L’un et l’autre disent faire partie de la troupe, des monstres du cirque, pourtant ils savent que leur statut est quelque peu différent. Ils savent ; c’est ce qui change tout.

L’ombre au masque blanc jongle avec les poignards laissés sur le sol. Il prend de nouveau la parole.

« Sage tour d’ivoire. Quels sont-ils, tes autres désirs ? »

« Rien qui ne te concerne. »

« Oh s’il te plaît, ça m’intrigue. Je te dévoilerai les miens en échange. »

« Ça ne m’intéresse pas. »

Le masque feint une profonde tristesse devant laquelle la Dompteuse reste de marbre. Puis il reprend son apparence souriante. Un court ricanement l’accompagne.
Elle ne l’écoute déjà plus.

« Tant de restrictions pour rien. Tes remparts sont minces, faible tour d’ivoire : il est si facile de comprendre que tu ne souhaites pas voir le moindre nouveau monstre parmi nous. Pourquoi ça ? »

« Tu n’as pas compris quand je t’ai dit que ça ne te concernait pas ? Si tu veux tuer le temps, fais-le autrement et si possible loin de moi. »

Il ne fait pas bon énerver la Dompteuse dont le fouet peut atteindre le moindre recoin du cirque. Pourtant ça ne semble pas déranger le jongleur. Au contraire, il a ajouté deux poignards de plus au cortège déjà impressionnant défilant entre ses mains.

Le soleil à l’extérieur doit maintenant être haut dans le ciel. La dompteuse s’est assise à même le sol, et quelques mètres plus loin, le jongleur n’a pas quitté la piste lui non plus. Le silence est tout ce qu’ils partagent. Le silence bienvenu du repos.
Contre toute attente, c’est la géante qui finit par le rompre. Elle semble parler pour elle-même.

« Les monstres tels que nous n’ont pas le droit de désirer, de vouloir ou de savoir. Penser est aussi prohibé. Tout ce qu’on leur demande, ce qu'on nous demande, c’est d’exister pour offrir aux bonnes gens la vision de ce qui attend les pécheurs, exister en silence, infiniment, maudits par Dieu. Qui souhaiterait voir croître une telle race ? Nous sommes là depuis toujours et pour toujours, tant que le souhaitera la maîtresse. Nous, nous ne pouvons pas souhaiter : seulement exister. Alors à quoi bon être des milliers ? »

Le masque du jongleur devient pensif mais le cercle des poignards ne ralentit pas.

« Que de sages paroles, bien dignes de notre silencieuse tour. Sages mais un peu naïves. Je ne pense pas comme toi, vois-tu. »

Il garde un instant le silence comme pour ménager ses effets, faire durer le suspens. Le visage de la dompteuse est plus lisse et inexpressif que du verre.

« A t’entendre le sort des nôtres est aussi peu enviable qu’une malédiction. Une punition divine ! Foutaises. T’en soucies-tu vraiment, de notre nombre croissant ? Ton corps est trop grand pour abriter un cœur. Ça fait longtemps qu’il n’y a plus rien en toi. »

« Qu’importe ce que tu penses. »

« Qu’importe ce que toi tu penses. Se retrouver sous l’aile de Mademoiselle est un cadeau pour chacun d’eux, chacun de nous. Notre reine des monstres et son affection pour les horreurs vaut bien tous les dieux. N’est-ce pas un honneur que de faire partie de son armée ? »

Pas de réponse. Peut-être a-t-elle compris qu’il n’a pas fini sa tirade, et lui laisse la finir. Peut-être ne l’écoute-t-elle pas le moins du monde.
Un mouvement de sa tête fait tinter une corde de perles dans le rideau de ses cheveux, et le bruit se fait écho d’un petit rire satisfait.

« Nous sommes les fondations d’une nouvelle tour de Babel, et que de belles pierres notre architecte a-t-elle choisi ! Penses-y, tour d’ivoire ; plus nombreux nous serons, plus forte notre armée sera. Une armée de pécheurs qui s’avancera vers ce dieu qui soit-disant nous a reniés, non pas pour l’égaler mais le dépasser et faire tomber son trône en poussières. A notre tête, la pire des pécheresses deviendra la divinité des différents, des difformes et des monstres. Plus nous serons nombreux, plus notre tour sera haute. Ce cirque n’est qu’une étape dans sa construction. »

« Et c’est moi qui suis naïve. »

Un à un, les poignards se plantent dans le sol en un cercle parfait autour du Jongleur. Il se baisse en une révérence polie, mais son visage semble celui d’un prédateur hilare.

« Tout juste, mais crois donc ce qui te plaît. Ce spectacle ne me lassera jamais, et j’ai hâte de voir celui que nous réserve Mademoiselle. Je l’imagine grandiose. La plus belle prestation du cirque nocturne ! Tu t’es habituée à la tiédeur de ta place, mais tu finiras par y prendre part toi aussi et de ton plein gré. »

« Je ne crois pas en Dieu. Ni en tes contes et tes envies de guerre. »

« Bien sûr que si. Tu refuses juste de l’admettre alors que tu es comme nous tous. »

Le temps d’un soupir, il n’y a plus personne sur la piste. Juste la dompteuse à sa place habituelle, son regard masqué sous ses paupières noires.
Il n’est plus nulle part, pourtant reste la voix du Jongleur qui fredonne :

« Toute petite tour d’ivoire, si petite dans l’ombre de la tour de Babel. Feint-elle de renier les enfants des siens par peur de disparaître sous le poids de cette ombre, ou juste par tristesse pour leur sort ? Vaniteuse… ! »

Le murmure disparaît enfin pour laisser place au silence habituel du jour. Immobile, la géante profite de sa solitude et d’un repos mérité qui ne durera que quelques courts instants, car elle ne dort pas, jamais, même la journée. Son rôle est de surveiller. Et les paroles du Jongleur ne l’ont pas le moins du monde ébranlée.
Elle ignore la vanité et l’intolérance qu’il lui reproche. Ses désirs sont bien réels. Son affection pour le cirque et sa dévotion pour Mademoiselle aussi.

Aussi restera-t-elle silencieuse, fidèle et obéira à tous les ordres en étouffant dans l’œuf ses pensées.

5 commentaires:

Anonyme 29 avril 2010 à 15:47  

~♥

Le jongleur est parfaitement insupportable ! C'est un vrai plaisir ! :D Intéressant cet espèce "d'intolérance cordiale" avec la dompteuse, je nem beaucoup !
La dompteuse~~ Je l'adore déjà ce personnage !

>w< Je savais que ca valait le coup d'attendre ! Vivement la prochaine partie !

megu 30 avril 2010 à 06:30  

Oh, j'aime la relation entre ces deux là. Le jongleur et son caractère à lancer des piques, j'adore ♥

J'ai hâte d'en savoir plus sur chacun de tes persos >w< leur relation entre chacun, leurs pensés, désirs... continue sur la voix de l'awesomeness ma chère Nighty ♥

Anonyme 30 avril 2010 à 12:15  

Je suis fan du jongleur *o*

J'aime beaucoup comment tu as mené le dialogue. Et j'ai trouvé l'image de la lanceuse et du cracheur très jolie dans leur prison de glace *o*

Et j'aime aussi ce concept de partie et non chapitre ! Bref j'aime XD

Anonyme 30 avril 2010 à 14:39  

Magnifique.
Un univers décalé, dangereux et terrible.
J'aime beaucoup tous ces monstres - bien sur que leur vie vaut quelque chose (et comme tout le monde ici, j'ai un petit faible pour le jongleur

Nighty 1 mai 2010 à 14:16  

Simy> ♥♥♥

megu> C'toi l'awesome ! Merci beaucoup, j'espère que le développement des autres freaks sera à la hauteur~.

Hamster & Maiki> *auto-combustion* Huuh j'en mérite pas tant mais je suis contente que le jongleur plaise ! C'est celui que j'ai le plus de plaisir à écrire - l'habitude des personnages chiants sans doute...
Merci encore de m'avoir lue. ♥

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