(Ce blog marche un peu comme il veut, mais pour l'instant c'est le seul endroit où je puisse poster correctement...)
Nouvelle partie donc, cette fois un regard extérieur pour poser quelques questions. Où se trouve le Cirque ? Et qu'arrivent-ils à ceux qui s'y sont réellement rendus ?
V. Aparté
La voix du porte-parole
C’est comme si je m’étais rendu en enfer.
Un enfer saturé de souvenirs d’un paradis souillé. Paradis
souillé ou perdu à jamais, comme si les visages de ces artistes sans nom
étaient ceux d’anges précipités loin de leurs cieux, de leurs ailes et de leur
innocence d’antan. Leurs bras s’ouvraient pour déployer des talents capables de
faire tour à tour pleurer des larmes de bonheur et d’effroi, spectacle que
l’Homme n’est pas en mesure d’imaginer avant de l’avoir vu de ses yeux, des
choses qui semble-t-il n’arrivent que sous ce chapiteau.
Mais il m’a semblé que derrière le spectacle à la fois
superbe et glaçant, ce qu’ils cherchent à faire passer c’est leur envie
d’amour. Le paradis leur manque. Tous autant qu’ils sont, sur scène, demandent
de l’amour comme des orphelins privés trop tôt de parents et d’affection. Et
personne pour répondre à ce triste et pathétique appel déguisé, pas une main
tendue dans le public pour saisir celle d’un de ces monstres condamnés à vivre
cachés sous le chapiteau.
J’ai voulu tendre la main vers l’un d’eux. Une petite
fille à la force titanesque et aux gestes rageurs, tellement tristes. Mais
avant de m’en rendre compte…
« Tu me plais. »
Un courant d’air froid souffla et mon bras me parut figé.
La demoiselle au haut de forme était descendue de la scène
et attrapa ma main pour la poser contre son cœur. Je crois que j’ai eu mal à
son simple contact, comme si l’on m’avait mordu. Peut-être était-ce mon
imagination, je ne me souviens plus. Son seul œil clair brillait.
L’espace d’une seconde, je sentis ses longs ongles
s’enfoncer dans mes joues et mes paupières, ses jambes se refermer autour de ma
taille, sa langue se rapprocher dangereusement de mes yeux – comme un flash.
Puis plus rien.
Avant de m’en rendre compte…
« Humain qui a su s’attarder quelques secondes sur
quelque chose d’autre que sa petite personne… Tu n’as pas idée de ta
cruauté. »
Celle qu’on appelait Mademoiselle se tenait devant moi
comme si elle y avait toujours été, comme si elle n’avait jamais fait un geste,
et plus rien d’autre n’existait. Sa voix était partout, à la fois en dedans et
en dehors de ma tête.
« Faisons un marché ! Je vais te laisser
sortir, et tu vas faire quelque chose pour moi. »
« Quelque chose ?… »
« Oui. Je veux que tu racontes tout ce que tu as
vu ce soir. »
Pas vraiment une femme mais plus rien d’une enfant, elle
était tellement effrayante qu’elle en était belle. Ou l’inverse ? Je
n’avais jamais vu un regard pareil, à la fois alarmant et enivrant. Jamais vu
un sourire pareil, à la fois innocent et dangereux. Avant de les voir elle et
son cirque, je n’aurais jamais imaginé que tant de contradictions puissent
exister dans un même être, dans un même endroit. Je n’aurais jamais imaginé
avoir peur de quelqu’un au point d’en être fasciné.
« Raconte ce que tu as vu et embellis la vérité.
Fais-toi porte-parole du cirque nocturne et invite les gens à t’écouter, à se
laisser bercer par tes paroles et à pousser les portes de mon chapiteau à leur
tour. »
« Pourquoi ferais-je ça ? »
« Parce que j’ai besoin de plus de visiteurs.
Parce que je m’ennuie. »
Elle frappa sa canne contre le sol. Un coup. Deux coups.
« Parce que tu veux vivre. »
Des paroles étranges que j’ai répété sans m’en rendre
compte. Je cherchais à croire que j’étais encore maître de moi-même alors que
ce n’était plus le cas depuis que j’étais entré ici.
Hissée sur la pointe des pieds, la demoiselle posa un
doigt sur mon front.
« Quoi, je me trompe ? »
« N-non, quelle idée !… Bien sûr que je le
veux, tout le monde veut vivre ! »
Ma réplique la fit se figer. Après un court instant, elle
me considéra avec une sorte de patience polie comme celle d’une adulte obligée
de faire voler en éclats les chimères d’un enfant pour se faire comprendre.
« Tu crois ça ? »
Je ne comprenais pas le sens de sa question.
« Dans ton entourage, quelqu’un t’a-t-il déjà tenu
ce genre d’affirmation ? Quelqu’un t’a-t-il déjà dit clairement vouloir
vivre ? »
« Non… non, mais – »
Non mais… pour moi c’était comme un acquis. Quelque chose
de normal.
Mais je ne pus finir ma phrase pour le lui dire ; son
index était maintenant posé sur mes lèvres.
« C’est devenu tellement rare… quelqu’un qui tient
à vivre avec une telle innocence. Tu ne te rends pas compte du trésor que tu
es. Alors… » Ses doigts glissaient paresseusement sur mon visage et
j’avais arrêté de respirer. « Si tu veux vivre, fais ce que je te dis.
»
Un éclat de rire. J’entendais encore sa voix alors que ses
lèvres ne bougeaient pas.
Plus rien n’avait de sens. Ma seule certitude alors était
que je n’avais pas le choix.
Avait-elle lu dans mes pensées ? Car à peine
l’avais-je pensé qu’elle répéta :
« Non, tu n’as pas le choix. »
Cette fois-ci, je la vis distinctement s’avancer vers moi.
Elle laissa sa canne tomber sur le sol avec un bruit répété qui me parut trop
fort et trop théâtral, et leva lentement ses deux bras pour les refermer autour
de mes épaules et se serrer contre moi. Si petite et à la fois si imposante.
Elle leva la tête en ma direction pour m’offrir un sourire
désarmant d’affection qui s’agrandit, s’agrandit, s’agrandit tant qu’il me
sembla déchirer ses joues. Ses deux mains se saisirent de mon visage et me
firent, avec douceur et autorité, me pencher à sa hauteur.
Instant de flottement.
Son visage était si proche du mien qu’il me parut possible
d’entendre le sang battre sous sa peau. Ou peut-être ce son se concentrait-il
derrière le voile rigide masquant son œil gauche, ce voile que je mourrais
d’envie de soulever pour m’assurer qu’il ne dissimulait pas une blessure à vif
de laquelle affluait le sang. Une fois encore, elle sembla lire dans mes
pensées et ce qu'elle y vit ne lui plaisait pas.
Je clignais des yeux et son visage disparut ; à la
place, une plaie béante achevée de langues de chair sanglantes qui s’allongeaient
pour lécher mon visage. A l’intérieur de cette bouche gigantesque et
horrifique, toujours ce bruit sourd comme celui d’un cœur battant.
Mon cri fut étouffé par une de ses mains couvrant ma
bouche, et recouvert par un rire qui finit de d’étrangler ma raison.
Mes souvenirs s’arrêtent là. Ce fut notre première et
dernière rencontre.
Je ne sais pas comment je suis rentré chez moi. Si ce
n’est pas, en fait, un cauchemar que j’ai fait et qui se serait mélangé à la
réalité. Un cauchemar superbe et étouffant.
Tant de jours ont passé depuis cette nuit-là mais j’entends encore la voix de Mademoiselle, je l’entends me parler comme si elle était à mes côtés, chaque fois que je mène à bien ma mission de porte-parole. Je l’entends me féliciter ou me railler, ses mots tendres prononcés comme des insultes ou bien l’inverse, et plus je l’entends plus je veux la revoir.
Tant de jours ont passé depuis cette nuit-là mais j’entends encore la voix de Mademoiselle, je l’entends me parler comme si elle était à mes côtés, chaque fois que je mène à bien ma mission de porte-parole. Je l’entends me féliciter ou me railler, ses mots tendres prononcés comme des insultes ou bien l’inverse, et plus je l’entends plus je veux la revoir.
Parfois je me réveille en sueur, couvert d’un sang qui n’est
pas le mien. J’entends alors des applaudissements et des encouragements sous
formes de cris inhumains.
J’en deviens fou et je n’en ai jamais assez.
Je ne veux pas qu’elle s’arrête de parler alors je
continue ma propagande mensongère, j’invente un cirque magnifique en taisant
les horreurs, j’envoie autant de sacrifices qu’il en faudra pour plaire à
Mademoiselle et la convaincre de me laisser l’entendre un peu plus.
La convaincre de me laisser la revoir.
La revoir.
Je parle d’un cirque que j'ai cherché partout en vain, dans lequel je ne peux plus mettre
les pieds. Un chapiteau sous lequel j’ai été mais dont j’ignore la
localisation.
Je me rappelle la scène, l’ombre gigantesque penchée au
dessus des artistes difformes, Mademoiselle, l’odeur de la terre fraîchement
retournée qu’elle dégageait, Mademoiselle, pourquoi ne me laisse-t-elle pas la
revoir encore ? Tant de gens, j’ai envoyé tant de gens pour ça.
La revoir.
L’odeur de la terre comme si on m’y plongeait la tête la
première.
L’odeur de la terre comme si elle était là et me prenait
dans ses bras.
L’odeur de la terre comme si je m’y étais enterré vivant…
Ah… ! Elle est là ! Elle est là !!
*****
« Ah. Il
n’aura pas duré longtemps celui-là. »
« Mademoiselle ?
Vous avez recommencé ? »
« Tu vas me gronder ? »
« Vous
savez bien que non. »
« Dommage.
Il nous fallait un nouveau porte-parole, non ? Lui me plaisait bien, il a
fait un travail remarquable en si peu de temps ! Je le pensais juste plus
endurant. »
« Qu’est-ce
que j’en fais ? »
« Hm, il ne
peut plus servir du tout ? »
« Je crains
que non. »
« Donne-le
à la Sirène alors. Il n’est pas son genre, mais ça l’occupera un moment. Ah,
je suis déçue… »
« Ça
n’arriverait pas si vous étiez plus soigneuse avec vos jouets. »
« Pour quoi
faire ?
Les êtres vivants sont moins drôles quand on en prend soin. »