Cirque Nocturne : deuxième partie

Ceux qui suivent mon LiveJournal l'ont peut-être déjà croisée ; avant de devenir un énième projet, le Cirque Nocturne était une nouvelle sans prétention écrite un soir d'ennui.
Cette nouvelle fait ici office de deuxième partie.

II. Visite
Entrée des visiteurs

Ces portes n’ouvrent que la nuit. A une certaine heure, un certain soir, toutes petites portes qui s’ouvrent, toutes grandes soudain sur un cirque déformé par l’obscurité.

Bonsoir ! Bienvenue !

Il n’y a pas de monsieur Loyal ici mais une demoiselle, demoiselle Loyale si vous voulez, seule et unique maîtresse des lieux. Aussi étrange que sa demeure, elle appelle inlassablement les visiteurs à entrer, toujours souriante. Mademoiselle n’a qu’un seul œil, très grand, très clair, avec lequel elle vous fixe dès que vous vous approchez du seuil, si clair même qu’il paraît briller malgré l’obscurité. Le second est caché sous un voile rigide que même le vent ne fait pas frissonner.
Mademoiselle vous accueille les bras grands ouverts, sourire grand ouvert, paupière grande ouverte sur son unique iris laiteuse – bienvenue ! Et vous la suivez et franchissez le seuil du petit cirque nocturne perdu dans l’obscurité et les rires. Des rires oui, partout, alors qu’il semble n’y avoir personne à part vous. Difficile de se repérer –
Jusqu’à ce que, soudain, tout s’éclaire dans un bruissement de flammes et un courant d’air.

Bienvenue !

Tout autour des cages, des rires, des chandelles à n’en plus finir. Mademoiselle a le rire le plus fort et tourne sur elle-même pour attirer les regards sur ce qui l’entoure.

Voyez mes spécimens ! Tous uniques et hideux, tous plus déformés les uns que les autres, tous punis pour avoir péché, regardez ! Regardez ce qui vous attend si vous aussi, vous vous détournez !

Mademoiselle vous guide que vous le vouliez ou non, remarquez comme la température chute à mesure que vous avancez. Elle vous rassure, c’est normal, c’est la seule façon de contrôler le spécimen que vous allez voir.
En effet quelques pas plus loin, c’est une cage de glace qui se dresse devant les visiteurs, entourée de volutes pâles formées par l’affrontement entre les différentes masses d’air. Mademoiselle caresse les barreaux gelés et montre du doigt une forme grelottante tapie au fond de la cage ; son petit favori, précise-t-elle en faisant tinter ses ongles sur les barreaux, et celui grâce auquel tout est si bien éclairé ici. Des flammes naissent et meurent aussitôt dans la gueule de la créature gémissant de douleur. C’est le froid qui l’empêche de bouger, et la haine dans son regard est si forte qu’il semble n’attendre qu’une occasion de pouvoir à nouveau se mouvoir, de sauter au cou de Mademoiselle pour l’étrangler dans ses flammes. Ceci suffit à faire fuir quelques visiteurs un peu craintifs et à faire rire Mademoiselle de plus belle. Elle vous rassure à nouveau : celui-ci aboie mais ne mord pas. Et pour vous le prouver, elle saisit un seau rempli d’eau à ses pieds qu’elle lance à travers les barreaux. Le hurlement du captif est tel qu’il en fera fuir quelques autres – mais il ne se redresse que pour mieux se tapir dans un coin sans doute plus sec en rugissant des langues de feu qui glissent, disparaissent autour de lui. Oh… mais c’est qu’il a forme humaine.
Mademoiselle ne s’en soucie plus et déjà, continue la visite.

Sous les rires sans corps qui résonnent dans le chapiteau, nombreux cris de douleur sont en fait étouffés. Regardez à votre gauche, derrière cette vitre miroitante : une maigre petite fille au front couvert de bandages rougis pourtant somme toute ordinaire y est attachée par d’épaisses entraves de métal. Si petite fille, pourquoi est-elle enchaînée de la sorte ? Mademoiselle vous garde de vous approcher davantage, celle-ci est une vraie furie. En effet ; une seconde plus tard, l’enfant semblant si frêle a arraché les chaînes immenses la retenant et cherche à s’en servir pour détruire la vitre qui ne vibre même pas malgré les coups. Ses yeux à elle ne brillent pas du tout ; ils ont même l’air secs, durs comme l’acier et vides de sentiments. Ne restez pas devant elle, allez. Ca ne l’énerve que davantage.
La cage voisine à la sienne est vide, il ne reste plus à l’intérieur qu’une flaque d’eau sur le sol et des barreaux déformés. Ah, ici quelques écailles sèches comme celles d’un poisson qu’on aurait oublié là. Un spécimen décédé ?

Regardez, regardez !

Mademoiselle laisse passer une jeune personne sur les épaules de laquelle tiennent deux têtes quasi identiques. Elle rit à nouveau en vous présentant ses siamoises vendeuses de sucreries ; la tête à gauche vous sourit et vous tend une main, celle de droite au contraire fronce les sourcils. Lorsqu’elles parlent, c’est en même temps. Voici votre monnaie ! Leurs sucreries ont une étrange couleur bleu pâle comme l’unique œil de Mademoiselle et laissent un goût sucré et métallique sur la langue.
Non, ne les mangez pas, semble vouloir dire le regard humide de la tête de gauche tandis que celle de droite ricane. Que vous y ayez prêté attention ou non, les siamoises ont déjà continué leur chemin en direction des autres visiteurs.

Mademoiselle se lamente de l’absence de son clown. Elle vous décrit cette adorable horreur qu’il est, sa peau toute entière devenue comme du bois, ses cheveux comme un étrange amas de lianes feuillues. Elle se désole de ne pouvoir vous présenter son spectacle si divertissant, si drôle dans son manque d’humanité. Ah, mais il reste les pires monstres pour vous heureusement ! Et la voilà repartie à grands pas dans un dédale de cages et de rires enregistrés. Elle vous entraîne au milieu de créatures difformes respirant la haine et l’infortune et s’arrête devant une cage aussi haute que large. A l’intérieur, on ne voit d’abord qu’une étrange masses de plumes mouvante. Mais si l’on regarde bien… on distingue entre les plumes le corps d’un jeune garçon croulant sous le poids d’ailes immenses dans son dos, maintenu debout par des liens à ses poignets.

Regardez celui-ci, de mémoire d’homme il n’y a pas eu pire pécheur ! Regardez, comptez ses ailes – elles sont vraies, toutes ! Six paires mesdames et messieurs, six paires d’ailes à lui seul ! Mais si il y en a six ; on a fait arracher la première pour prouver son authenticité, il en porte encore les marques, vous voyez ? La première paire d’ailes est accrochée au mur derrière moi !

Le trophée fait s’évanouir une visiteuse, mais la maîtresse des lieux ne semble pas s’en émouvoir. Elle tape sur les barreaux pour attirer l’attention du garçon aux ailes qui semble n’avoir la force que de relever la tête. Elle tape plus fort alors – regardez les écailles sur son visage ! Le mouvement fait grincer dangereusement ses liens. S’ils se rompaient, la créature mourrait-elle sous le poids de ces ailes démesurées ? Oh, Mademoiselle ne laisserait pas cela arriver. Elle l’aime trop ce petit. Elle les aime tous ses monstres.

Voyez la piste !
Détournez vos yeux du pécheur sanglotant et regardez derrière, là où s’étend la piste du cirque nocturne et ses artistes fantasques. Au centre, l’enfant aussi chétive que brutale de tout à l’heure fait son entrée aux côtés d’une dompteuse à la taille vertigineuse qui la tient enchaînée à son poignet.
Mademoiselle applaudit à s'en rompre les mains. Regardez la dompteuse dit-elle, il n’y a aucun subterfuge, elle n’est pas montée sur échasses et ne doit sa grandeur impossible (trois, quatre mètres ?) qu’à la nature. Ses cheveux aussi sont impressionnants de longueur, de sombre profondeur, et recouvrent à eux seuls presque la piste entière. Aucune émotion sur son visage maquillé ; elle semble n’avoir aucun mal à contenir la force surhumaine de la fillette cherchant à s’échapper, à briser son collier. Une lame frôle son immense jambe et détourne votre attention vers l’autre côté de la piste où s’exerce une lanceuse de poignards fantomatique. Silhouette blanche aussi vacillante que la flamme des chandelles l’entourant, elle vise, lance, touche sa cible et recommence inlassablement. On retient son souffle de peur qu’un coup de vent fasse disparaître cette étrange beauté qui a quelque chose de mécanique. Oh, ne vous laissez pas séduire si vite par cette touche de beauté au milieu des monstres et regardez plutôt la corde brûlée nouée à son cou décharné, regardez comme ses yeux sont fixes et ne clignent pas. Elle est des leurs. Lanceuse de poignards arrachée de justesse à une mort réclamée, chut c’est la favorite du favori de Mademoiselle – elle répète les mêmes gestes en attendant que l’heure vienne sans que rien, jamais, ne puisse plus la perturber.
J’aimerais être ma propre cible… mais non, vous avez rêvé. Elle ne parle pas.

Mademoiselle soudain franchit la barrière et se rend elle-même sur la piste. La dompteuse se penche, plie toute sa hauteur comme le ferait un bambou incassable pour écouter les ordres de la maîtresse. Un de ses bras longilignes se défroisse et s’insinue, long serpent blanc dont les crocs seraient des ongles peints en bleu, vers une cage de laquelle s’échappe une musique curieuse. Une comptine chantée à l’envers. La dompteuse claque des doigts et de la cage ouverte s’envole une nuée de corbeaux, merles et autres oiseaux au plumage sombre si nombreux – trop nombreux pour une si petite cage d’ailleurs… Quelques infortunés finissent sur la trajectoire de l’imperturbable lanceuse de poignards. Mademoiselle rit aux éclats, Mademoiselle applaudit.
Sur l’épaule de la dompteuse s’est posé un enfant aux ailes noires en guise de bras tandis que les autres tissent des nids ou des perchoirs dans les mèches interminables de ses cheveux noirs, dans les croissants d’argent de son costume. Si vous vous approchez de la cage, la géante vous en empêche : il reste dedans un spécimen à ne surtout pas déranger et qu’elle-même a du mal à dompter. Pas de panique, il ne sortira pas malgré la porte ouverte ; un poignard doré planté dans sa poitrine le retient au mur du fond. Et puisque la mort ne peut le libérer il lui reste la douleur, celle de la blessure, celle de la musique à l’envers qui déforme son esprit. Il finira bien par capituler et se laisser dompter. Un jour lui aussi sera sur la piste, revenez plus tard. La porte de la cage est refermée.

Au dessus de vos têtes passe un funambule aux yeux bandés, sur un fil de fer au tranchant rougi par le passage d’autres artistes moins talentueux. Admirez la performance, ne regardez pas autour de vous ou vous pourriez remarquer que votre groupe a fortement diminué depuis le début de la visite.
Appréciez-vous vos sucreries ? Mademoiselle détourne votre attention d’un cri un peu plus fort que les précédents. Appréciez-vous cette foire aux monstres ? Vous devriez, c’est normal. S’il fait froid, c’est parce que l’on se rapproche de la cage glacée non loin de l’entrée et des pulsions brûlantes de son occupant. Mademoiselle fredonne et guide vos pas vers la fin de la visite. Appréciez-vous ? Oh malheureux, pas trop près des cages ! De l’ombre surgit une main aux ongles démesurés qui a bien failli saisir votre gorge. Le fouet de la dompteuse claque d’on ne sait où et le bras retourne dans l’ombre sans que vous ayez pu voir votre agresseur. Le sourire de Mademoiselle vous intime que cela vaut mieux.

Appréciez-vous ?

Le silence en guise de réponse semble ne pas être du goût de Mademoiselle. Aussi s’arrête-t-elle, juste devant les petites portes de l’entrée qui paraissent si grandes dans leur fonction de rempart du monde réel. Elle s’arrête et ouvre grand les bras.

Moi il n’y a rien que j’aime davantage. Rien que j’aime davantage que leur présence, le rappel constant de leur laideur et de leur différence. Si j’ai bâti ce cirque c’est parce que je suis comme vous et parce que je suis comme eux.

Un cliquetis ponctue sa phrase - on dirait de la glace qui tombe. Difficile de dire d’où il vient tellement tout résonne sous ce chapiteau.

Je suis comme vous parce que ça me rassure de savoir qu’il y a plus laid que moi lorsque je croise mon reflet. Ça me rassure de m’endormir tous les soirs sur cette pensée qu’il y a pire pécheur que moi ici bas. Ça me rassure infiniment de les savoir tous réunis autour de moi, ça me permet d’oublier à quel point je peux être laide moi aussi. Oui voyez, je suis comme vous. Comme vous qui vous désolez une seconde du sort de ces abandonnés de Dieu pour mieux les oublier une fois le dos tourné, vous qui vous vanterez plus tard d’avoir ressenti cette pitié. Il n’y a pas de honte à avoir, c’est tout à fait humain.

La porte est de nouveau ouverte et peuvent sortir ceux qui le veulent. A moins que vous ne soyez encore accroché à l’iris trop claire de Mademoiselle et son sourire un peu faux.

Et puis je suis comme eux parce que je suis laide, infiniment laide. Une pécheresse telle que Dieu a décidé de la punir, de la tordre afin qu’il n’y ait plus de place pour elle nulle part si ce n’est parmi les monstres.

Un bruit sourd couvre un instant la voix de Mademoiselle, mais vous êtes toujours planté sur le seuil et bien que la porte commence peu à peu à se refermer, rien ne semble pouvoir vous faire bouger.

Voulez-vous savoir en quoi je suis comme eux ?
[Avez-vous apprécié vos sucreries ?]

Le sourire de Mademoiselle s’est agrandi.

Voulez-vous voir ce que Dieu m’a fait ?

Son sourire est si grand qu'il découvre ses gencives et tord la peau de ses joues tandis qu’elle soulève le voile couvrant la moitié masquée de son visage. Derrière elle au même instant se dresse l’ombre immense de son favori.
Ah, le bruit, c'était donc...

Si vous avez goûté aux sucreries, il est trop tard. Et les petites portes du cirque nocturne se referment sur vous, les mains de l'être brûlant de flammes se referment sur vos épaules et le rire de Mademoiselle engloutit à nouveau le chapiteau tout entier.

2 commentaires:

Anonyme 20 mars 2010 à 03:07  

Nyooo j'ai enfin pris le temps de lire ton histoire, et j'aime l'univers que tu as créé! Il fait bien flipper d'ailleurs é.è

Mais j'aime l'atmosphère et le type de langage que tu as choisis!

Y'aura une suite, ou c'est la nouvelle en entier? **

Nighty 20 mars 2010 à 09:28  

#. .# Merci beaucoup Hamster ! (Heh, ça fait pas tant flipper que ça - je sais pas écrire du flippant moi. *kof*)
Il y a une suite oui, cette nouvelle est une sorte d'introduction au reste que j'ai écrit pour le NaNo. Et que je dois corriger et tout. *kof*kof*

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